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23 août 2010 1 23 /08 /août /2010 15:17

Cela faisait quelques semaines que je n’avais pas remis les pieds dans la guilde. Plusieurs missions urgentes aux quatre coins de la planète m’avaient tenue écartée de ma bande d’amis, et les moyens de communications se faisant rares dans l’autre hémisphère, je n’avais pu me tenir au courant des nouveaux événements.

Quelle ne fut pas ma surprise donc quand, rentrant d’une mission où j’avais du combattre les historiens et théoriciens de la Caméra Sanglante afin d’obtenir leur secret le plus convoité – la fameuse technique de la « passe en deuxième », qui requiert un long apprentissage et énormément de concentration et permet de venir à bout du plus coriace des Professeurs de la faction –, et m’attendant à retrouver mes trois acolytes habituels, je me trouvais nez-à-nez avec plusieurs nouveaux membres arborant fièrement les couleurs de notre petite famille de tueurs, voleurs et guerriers associés.

Une petite présentation s’impose à ce stade, je pense. Mes ennemis me surnomment «Colère de la Nature», mais mes amis m’appellent Nárgalad, tout simplement. Je suis une elfe, mais pas une de ces petites créatures pathétiques avec des ailes et qui balancent de la poudre à tout va. Non, je suis plutôt grande – si on considère sept pieds un pouce comme grand –, élancée et athlétique, des cheveux bleus torsadés en un chignon sur la nuque, une peau violacée et pâle, et des yeux lumineux sur un visage fin grimé de peintures rituelles.

Là d’où je viens, on apprend deux choses dès l’enfance : 1) respecte la Nature, et la Nature te le rendra ; 2) débrouille-toi pour survivre ou tu seras rendue à la Nature !

En somme, dès mon plus jeune âge, j’ai été élevée pour devenir une combattante. Dans le monde dans lequel je suis née, on n’a pas le choix : soit on apprend très vite à se défendre, soit on n’a que très peu de chance de revoir le soleil se lever. Aussi suis-je vite devenue une experte en tir à l’arc et maniement de l’épée et du bâton, mais j’ai toujours cruellement manqué de stratégie. Je suis une grande impulsive sans patience, j’aime foncer dans le tas. Un jour, ça finira sûrement par me perdre. Et c’est justement pour cela qu’il est plutôt utile de faire partie d’une guilde : composée de personnes aux capacités différentes, tant intellectuelles que physiques ou psychiques, une guilde devient comme une famille où les uns peuvent compter sur les autres pour pallier à leurs manques et défauts contre les nombreux monstres que nous devons sans cesse combattre.

Cela dit, j’ai un énorme avantage sur mes ennemis comme sur mes amis : les dons de mon peuple.

En effet, ma race a cette particularité d’être si proche de la Nature que cette dernière l’a doté de pouvoirs uniques : invocation de ronces et racines en tout genre pour garder l’ennemi à distance, canalisation de l’énergie naturelle environnante pour lancer des sorts surpuissants sur les adversaires, capacité à se transformer en divers animaux terrestres ou marins, selon ce que la situation demande. Mes amis me jalousent et me raillent, sauf quand je les sauve d’une mort certaine. Car le plus grand don de mon peuple, c’est le pouvoir de soigner.

C’est pour cela qu’à peine passée la porte d’entrée de notre repaire, je fus assaillie par un accueil quelque peu insolite. En lieu des habituels « bienvenue » grommelés du fin fond du canapé qui fait face à la cheminée, j’eus droit à une touffe rose qui essayait vaguement de communiquer avec moi du haut de ses trois pieds deux pouces dans un langage indistinct car déblatéré à des décibels trop élevées. C’était Pinkkie, sous-cheffe de la guilde, gnome guerrière au tempérament de feu tel que si elle se mettait en colère, on pouvait littéralement faire cuire des côtelettes sur sa chevelure rose ébouriffée. Ce soir-là, elle était surexcitée, mais je compris vite qu’il s’agissait réellement d’une urgence : ils m’avaient attendue, mes acolytes, plus longtemps que d’accoutumée, et commençaient à se faire du souci. Pas pour moi en l’occurrence, mais pour une nouvelle recrue qui avait été blessée au combat et que j’étais apparemment la seule à pouvoir sauver.

« Narga, » m’annonça Pinkkie, une fois sa voix normale réhabilitée, « c’est grave, on a essayé avec Ishu parce qu’il est soigneur comme toi, mais rien n’y fait. Elle a le Cœur Brisé, et on pense que seul quelqu’un qui a été victime du sort peut réparer les dégâts… »

Ah, ce satané sortilège. Un démoniste de la faction adverse m’avait maudite avec ça quelques années auparavant, après avoir tué mon frère. Les chances d’en guérir étaient faibles, je pouvais me soigner moi-même mais la blessure profonde ne se refermait jamais. Une personne incapable d’auto guérison n’avait aucune chance de s’en sortir sans aide. Et même ainsi, ça prendrait du temps, beaucoup de temps.

Je me dirigeais vers la victime, une draéneï du nom de Nazume.

Ce qu’il faut savoir sur mes compères, c’est qu’ils représentent honorablement les autres races existantes et co-habitantes sur notre planète. Des humains, venus d’une planète éloignée semblable à la nôtre, des gnomes, des nains et des draéneïs, sorte de composites étranges vaguement elfoïdes qui semblent s’être accouplés avec des chèvres d’Autreterre (elfes et draéneïs s’entraident par besoin, mais nous ne nous apprécions pas vraiment.). Tout ce petit monde est en guerre contre des envahisseurs qui se sont mis en tête de nous voler notre planète, et qui se sont acoquinés avec certains malfrats de nos espèces. Cela fait des années que ça dure, et ce n’est pas près de finir.

Ma première réaction face à cette créature fut le rejet, doublé de mépris. Elle n’était pas particulièrement repoussante, d’un point de vue purement objectif. Sa silhouette particulière aurait fait se pâmer n’importe quel être de sexe masculin, avec ses courbes rebondies et sa chute de rein à la cambrure vertigineuse. Sa peau bleue semblait douce, sa chevelure soyeuse. Son visage, bien que tordu par la douleur et luisant de sueur, était fin et joliment dessiné. Les longues cornes incurvées  sur sa tête et les sabots qui lui servaient de pieds n’étaient qu’objets de moqueries chez mon peuple, mais ainsi étaient faits les draéneïs.

 Elle était jeune, et souffrait atrocement. Ishugaeshi, l’autre elfe qui était arrivé avec elle et avait tenté de la guérir, me regarda d’un air implorant. Il voulait savoir si j’allais pouvoir la sauver. Je ne comprenais pas pourquoi sa vie avait tant d’importance pour lui, mais sans réfléchir plus avant, je me mis au travail.

Je posai mes mains sur le cœur de Nazume, et commençai l’incantation, psalmodiant les chants ancestraux qui coulaient dans mes veines. Une chose étrange se passa alors : j’entrai en contact avec son âme. C’était donc cela, il fallait quelqu’un qui connaisse la douleur du sortilège pour parvenir à toucher l’autre au plus profond. Nos âmes en communion, je cherchai la brèche et y posai les lèvres de mon propre cœur en un baiser guérisseur. Elle hurla, ce qui me fit sortir de ma transe, haletante et en sueur. Cela ne m’était jamais arrivé auparavant.

Je grelotais, j’étais d’une pâleur maladive, je ne tenais plus debout. Je sentis une paire de bras musclés me soulever et m’emmener dans une autre pièce pour m’allonger sur quelque chose de moelleux et rapiécé, qui sentait la bière et le renfermé, mais aussi la chaleur du bois. Quand je repris mes esprits, je m’assis plus confortablement dans le canapé et me perdis dans mes pensées en contemplant le feu.

Il se passait quelque chose en moi, quelque chose que je connaissais mais qui n’avait plus sa place dans ma vie, dans ce monde. Des sentiments que j’avais depuis longtemps effacés de ma mémoire refaisaient surface et me réchauffaient le corps et le cœur. Mais je ne pouvais les accepter, plus maintenant. Je rejetai donc cette sensation, l’enfouissant au plus profond de moi.

Une des nouvelles recrues m’offrit un bol de soupe que j’engouffrai machinalement. Puis Pinkkie vint s’asseoir à mes côtés, s’enquit de ma santé, et me remercia de mon effort. Elle me raconta que la guilde de Nazume et Ishugaeshi avait été décimée par l’attaque du démoniste qui avait mis la draéneï dans cet état. Ils étaient les seuls survivants, et Pinkkie les avait trouvés errants dans la forêt et mal en point. Elle avait eu pitié d’eux et les avait invités à rejoindre notre clan. Je me rendis compte que cela expliquait pourquoi ils étaient si proches, malgré leurs différences. Cela me fit sourire doucement. La guilde est notre foyer, d’où qu’on vienne. Dans ce monde sauvage où nous avons été lâchés dès notre plus jeune âge, elle est ce que nous avons de plus proche d’une famille, elle nous protège, nous renforce et ne nous laisse jamais tomber. Apaisée par cette certitude, je m’endormis sereinement.

 

Au court des semaines qui suivirent, je passai plus de temps avec Nazume. Forte de ce que nous partagions à travers nos séances de guérison, je me mis à la considérer différemment. Avant tout, elle n’était plus ma rivale naturelle. Elle avait pris dans mon cœur la forme d’un être pur, sans race ni couleur, juste sa personnalité et sa force qui faisaient d’elle une alliée de choix, presqu’une amie. Elle ne tarissait pas d’éloges sur moi, elle chantait mes louanges aux autres, et tout le monde m’était reconnaissant, mais pas autant qu’elle. Je lui avais sauvé la vie, et elle me promit de tout faire pour me remercier comme il se doit.

C’est ainsi que, quand ses forces lui revinrent, elle se mit en quête de me satisfaire par tous les moyens. Elle m’accompagnait dans mes missions et me protégeait, allait chasser mon gibier favori, cueillait mes fleurs préférées, m’offrait des présents rares, composait des odes à ma gloire et des chansons magnifiques. Elle me faisait rire comme j’avais rarement ri auparavant. Elle me touchait d’une manière inattendue et si douce, par ses mots, ses gestes remplis d’affection, son regard empreint d’amour et tellement dénué du moindre ressentiment, malgré la différence si flagrante qui nous séparait inévitablement.

La sensation étrange qui m’avait frappée le soir de notre rencontre se faisait plus forte, plus pressante, mais toujours je la refusais et la rentrais dans sa cage au fin fond de moi. Elle ne pouvait voir le jour, elle ne pouvait exister et prendre de l’ampleur, au risque de devenir incontrôlable et de me perdre. Une sensation comme celle-ci, un sentiment à la force si incommensurable, n’avait rien à faire dans ma vie, surtout à l’encontre de cette créature qui, outre le fait qu’elle n’appartenait pas à ma race, partageait mes chromosomes de genre. Je me battais jusqu’à l’épuisement contre moi-même, un combat bien superflu au vu de tout ce qui se passait autour de moi et qui nécessitait toute mon attention et mon énergie. Mais je ne pouvais me permettre de me laisser aller à admettre des sentiments si impossibles et dévastateurs.

 

Un matin, alors que j’avais passé la nuit à cogiter et à me retourner sur ma couche de coton, je sortis finalement de notre refuge pour voir le soleil se lever. L’air était frais et humide, une nappe de brouillard s’étendait sur la plaine qui menait à la forêt. Au loin, j’entendis le hurlement d’un loup, suivi d’un second qui lui répondait depuis l’autre côté de la vallée. Je pris une grande bouffée d’air, espérant ainsi me clarifier l’esprit et le nettoyer de cette pesanteur insupportable qui l’habitait depuis quelques temps. Je descendis les escaliers qui menaient au jardin, le traversa et allai m’asseoir au bord de la rivière qui coulait joyeusement vers un avenir inconnu. J’aurais voulu être de l’eau, pour moi aussi couler, claire et bienheureuse, vers une destination inconnue et pourtant si sûre.

J’entendis ses pas alors même qu’elle avançait délicatement sur l’herbe, dans le brouillard. Elle avait une démarche suave et langoureuse que j’avais appris à distinguer parmi d’autres avec le temps. Nazume vint s’asseoir à mes côtés, sur le gazon mouillé, et me contempla en souriant. Elle avait l’air fatigué mais serein. Je lui demandai ce qui l’avait poussée à sortir de sa tanière de si bonne heure ; elle m’avoua m’avoir entendue partir et m’avait suivie. Elle se faisait du souci pour moi. Je la regardai, les yeux emplis de tendresse mêlée d’une tristesse profonde. Si seulement elle savait.

Tout ce que j’avais vécu auparavant, les gens que j’aimais et que j’avais vu mourir, la souffrance de cette vie en sursis, toute la colère et la haine que je ressentais dès mon réveil et jusqu’au moment de refermer les yeux en espérant ne pas trépasser pendant mon sommeil, tout cela elle l’apaisait par un seul de ses sourires. Tout ce qui m’avait toujours pesé sur le cœur, que je prenais comme la pénitence de ma vie pour avoir justement survécu quand tant d’autres avaient péri, tout ce qui m’assujettissait jusque là, elle m’en libérait d’un simple regard. Comment lui avouer dès lors ces sentiments tabous et interdits que j’éprouvais pour elle ? Elle me haïrait sans doute.

C’est alors que j’éclatai en sanglot. Je cherchai timidement réconfort au creux de son épaule mais trouvai ses bras grands ouverts, m’accueillant et se refermant sur moi, telles les portes d’un sanctuaire qui contiendrait mon salut et me prendrait à présent toute entière en son sein. Elle me prit le visage dans ses mains et se mit à embrasser mes joues baignées de larmes. Le sourire sur ses lèvres était tendre et sensuel, le regard dans ses yeux abondait de douceur et d’affection. Elle comprenait. Ce fut le coup de grâce qui mit fin au règne de ma volonté. La bête surgit de sa cage et m’envahit, tel un torrent de lave en fusion, à elle seule une meute enragée se ruant sur sa proie. Un instant je la regardai, hagarde et perdue dans ce tourbillon de sensations interdites. Puis je me jetai sur ses lèvres plantureuses, débarrassée de toute pudeur et de toute retenue. Entière enfin. Libre enfin.

Mais quand elle répondit à mon violent appel, ce fut pour moi un choc tel que je la repoussai. J’étais fiévreuse et déboussolée, quand Nazume semblait sereine et enchantée, bien qu’un peu surprise de ma réaction. J’essayai vaguement de m’excuser et de bredouiller les raisons pour lesquelles je n’aurais jamais du me comporter de la sorte. Elle me regarda d’un air amusé puis soudain, elle éclata de rire, un rire pur et cristallin, dénué de méchanceté. Elle ne dit que trois mots, dans lesquels raisonnait son rire charmeur : « Et pourquoi pas ? » Une question simple qui me fit l’effet d’une gifle.

J’avais en face de moi une jeune guerrière pleine d’avenir, innocente et tellement parfaite, qui avait encore tant de choses à apprendre, tant d’expériences à vivre, tant de chemin à parcourir. Mais elle était prête à tout mettre en péril pour moi. Dans un monde où la vie était déjà parsemée d’obstacles difficiles à surmonter, elle était parée à braver les interdits, les préjugés, le regard des autres, toutes les difficultés que nous pourrions rencontrer si nous acceptions ce désir et cet amour qui nous rapprochaient inexorablement ; elle était décidée à se battre jusqu’au bout juste pour être avec moi et me rendre heureuse. Elle le voulait, autant que moi, peut-être même plus. Elle me voulait moi.

 

Le soleil se leva sur un monde différent ce jour-là. Il me caressa différemment quand ses premiers rayons atteignirent ma peau humide de rosée. Il illumina différemment l’eau de la rivière, les brins d’herbes et les arbres. Il réchauffa l’air différemment. Ou peut-être était-ce moi qui étais différente ce matin-là, alors que je goûtais enfin aux plaisirs de l’Amour.

Après tant d’années d’errance et de souffrance, j’avais trouvé une raison de vivre et de me battre. Bien que je craignisse la réaction des autres membres de la guilde, Nazume et moi décidâmes de les confronter au plus vite. Il s’avéra qu’ils furent tout d’abord choqués, mais étant eux-mêmes des êtres à part, ils acceptèrent notre choix et se réjouirent de me voir enfin heureuse.

Dans ce monde empli de ténèbres, j’avais trouvé ma lumière, et avec elle germait l’espoir qu’un jour on s’en sortirait. J’étais déterminée à me battre pour.

 

 

*     *     *     *     *

 

 

Aujourd’hui, nous partons pour une bataille qui sera probablement la dernière. Cette histoire est la mienne, à un moment de ma vie où tout à basculé. Si je ne revenais pas, j’espère que mes souvenirs apporteront quelque chose à celui qui les lira. Si ce monde n’est que guerre et peur, accrochez-vous à l’Amour, qui que vous soyez, d’où que vous veniez, où que vous alliez.

L’Amour n’a pas de race, ni de sexe. Il ne prête aucune attention aux couleurs, ni aux différences. Il n’a pas d’âge et ne craint pas les distances. Ni la mort.

L’Amour est universel.

L’Amour est éternel.

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